LES CHATOUILLES


En mai dernier, j’ai eu la chance de participer au Festival de Cannes et à cette occasion, le privilège d’assister à la projection du film Les Chatouilles en présence de la réalisatrice et actrice Andréa Bascond, accompagnée par Éric Métayer également coréalisateur. Ce film est sans aucun doute le film que je retiens de la dernière sélection Cannoise. 


Il y a deux ans, seule sur la scène du Théâtre Montparnasse, Andrea Bescond dansait sa colère, sa peine et ses blessures  dans une pièce  à la performance poignante où elle racontait son histoire et les violences sexuelles dont elle avait été victime durant son enfance. En une heure trente, une foule de personnages, du meilleur ami toxico à la mère intransigeante en passant par la psy débordée, naissaient sous les traits d’une comédienne habitée, paraissant exorciser ses démons chaque soir devant des centaines de spectateurs. Le pari était donc de taille au moment de porter Les Chatouilles à l’écran. Comment retrouver cette fougue, ce souffle de vie dans un long-métrage répondant à des codes, à des schémas convenus, éloignés de la liberté offerte par le théâtre ?

De la scène à l’écran : le cauchemar est chorégraphié

Dans une chambre d’enfant, Gilbert, ami de la famille et lui-même père de famille, propose à Odette de jouer à la poupée. Une porte se referme, et l’enfer commence. Le jeu de l’horreur auquel Odette va être confrontée toute son enfance ouvre avec terreur le film. Ce premier long métrage offre à Andréa Bescond la possibilité d’étendre son témoignage et de mettre des images sur ses souvenirs. Grâce à la matière cinématographique, Les Chatouilles puise une force inédite dans l’approfondissement des personnages. Ainsi, l’expression du déni maternel (joué par une excellente Karin Viard), l’aveuglement d’un père (Clovis Cornillac, formidable) et les abus d’un prédateur à la gueule d’ange (Pierre Deladonchamps, surprenant) donnent une densité nouvelle au récit et rendent encore plus complexe la délicate reconstruction de la jeune femme. C’est au travers du personnage de la psychologue que le spectateur pénètre dans la mémoire d’Odette. Ces séances de confession se superposent, s’entremêlent aux souvenirs du personnage, de l’enfant muette à l’adulte anesthésiée du traumatisme, qui s’autodétruit pour se sentir vivante. Toute l’antithèse d’une vie. Ce choix de mise en abyme permet de comprendre la difficulté de se remémorer, et le chaos intérieur laissé par l’enfance qui trouvera écho en chacun, à des degrés bien différents.
En perpétuel mouvement, aussi bien dans le fond que sur la forme, le film crée une forme novatrice où la mise en scène prend le relais des mots (et inversement), où l’innommable ne s’exprime pas à voix haute.
Dès lors qu’Andréa Bescond met elle-même en scène ses dilemmes intérieurs (comment symboliser la souffrance ? Comment mettre en image ses tourments ?), le découpage et le montage vont permettre de magnifier, sublimer, ou questionner les états d’âme d’Odette. On trouve certes des aspects clichés dans Les Chatouilles, comme par exemple le fait que l’héroïne ayant vécu un traumatisme pendant son enfance se réfugie dans la danse afin d’exprimer sa souffrance et sa colère, mais le film fonctionne car la manière d’aborder cette libération par le corps n’est pas artificielle et apporte à la fois rythme et énergie. La danse apporte un mouvement qui éclipse par moment la parole pour créer « toute une poésie où parfois les mots s’égarent » comme le dit Andréa Bescond elle-même. 


Entre passé et présent, le traumatisme est intemporel 

Odette est un personnage difficile à saisir et à comprendre parce qu’elle-même a du mal à se comprendre. Ce sont avant tout ses sentiments qui animent ce film-thérapie dans lequel Andréa Bescond essaie de libérer un traumatisme tellement étouffé qu’elle a fini par l’intégrer à sa propre vie au point de ne plus faire la part des choses. 

Sans se plier aux contraintes inhérentes à la transposition cinématographique, l’actrice-réalisatrice-scénariste a choisi de conserver les cassures temporelles, les élans romanesques et les décrochages entre réalité et fantasme pour insuffler de la puissance à sa narration. C’est un film extrêmement poétique, qui repose en grande partie sur une photographie très belle. Les rêves d’Odette occupent une place majeure, la barrière entre le réel et l’imaginaire est très fine, parfois même impossible à saisir, mais c’est ce qui fait tout le charme du film. Le spectateur est de ce fait transporté grâce à l’alternance entre les scènes d’enfance d’Odette, les scènes de vie adulte et les scènes de thérapie avec sa psychologue. Le film ne suit pas une ligne droite, il repose au contraire sur des flashbacks soit réels soit nés de l’imagination d’Odette.

La remarquable justesse de ton 

Les Chatouillesest un film d’une justesse considérable, qui ne fait preuve ni de maladresse ni de mauvais goût. À l’image du titre, oser la dérision et la légèreté pour retracer de tels événements était un pari indéniablement périlleux.
 La légèreté se retrouve également dans le parti pris humoristique – mais attention, le rire n’est pas utilisé afin de décrédibiliser le sujet principal du film, mais pour éviter de faire un film trop noir, trop sombre et permettre ainsi au spectateur de regarder l’irregardable.
Mais l’apparente légèreté ressentie à travers la poésie du film ne fait pas disparaître la portée politique qu’il veut avoir. Le film est même perçu comme « nécessaire », terme employé par les acteurs afin de le décrire à la fin de la projection. Il propose une présentation intéressante du processus de guérison, de la reconstruction de soi.
L’histoire d’Odette n’épargne rien ni personne dans son entourage. Ses échanges avec sa mère sont d’une rudesse et d’une violence jamais édulcorées, Karin Viard tenant à merveille le rôle d’une femme oscillant entre le déni et le désir presque volontaire de punir sa fille d’avoir ruiné la vie de leur communauté. Ils n’en contrastent que plus avec les échanges d’Odette avec son père, un homme d’une infinie douceur et compassion donnant à Clovis Cornillac le meilleur rôle de sa carrière (et de très loin). Le reste du casting est du même acabit, offrant au passage quelques scènes de thérapie magnifique entre Andréa Bescond et sa psy interprétée par Carole Franck.





Plus que sa dimension esthétique, ce drame lumineux capture magnifiquement les sentiments contradictoires d’un être meurtri, entre colère et culpabilité, tout comme les réactions parfois ambivalentes d’un entourage préférant privilégier l’ignorance à la « honte sociale ». Et si cela n’était pas suffisant, si vous hésitez encore, la scène bouleversante de Clovis Cornillac dans la voiture vaut en elle-même le coût d’une place de cinéma.

Défilant à un rythme effréné, ce ballet de rage aussi bien de vie que de mort, emporta l’ensemble du public de la salle Un Certain Regard dans une longue standing ovation de près d’un quart d’heure, bien méritée. 

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